Jeunesse

Neal Shusterman

Le meilleur des mondes

L'entretien par Céline Bouju

Bibliothèque/Médiathèque La Chapelle Saint-Aubin (La Chapelle Saint Aubin)

Comment réagiriez-vous si vous étiez le centre du monde et que vous aviez le pouvoir de créer des réalités alternatives ? Improbable ? C'est pourtant ce qui va arriver à Ash, le héros du nouveau roman de Neal Shusterman. Transformant Ash et l’univers, cette expérience risque fort de vous faire le même effet.

Parlez-nous un peu de l’histoire de votre dernier roman, Le Déclencheur.
Neal Shusterman
- Le Déclencheur est un roman sur un adolescent sportif – il pratique le football américain mais on pourrait calquer l’histoire à n’importe quel sport puisque ce n’est que le point de départ. Il est si bon et fort dans son jeu qu’il se sert du sport pour voyager dans des réalités alternatives. Voilà pour l’histoire « en surface ». Mais en réalité, c’est un roman sur l’empathie. Ash, le héros, est un garçon blanc, hétérosexuel et plutôt inconscient de ses privilèges. Au fil de l’histoire, tout ce qu’il pensait savoir de son monde et de lui-même va être remis en cause. Comme un cours en accéléré sur les notions de racisme, de sexisme, d’homophobie et de toutes les formes de discriminations – notions qui vont s’imposer à lui par une série d’événements cataclysmiques. Le Déclencheur est un roman sur les réalités alternatives où les changements ne sont pas seulement externes mais aussi internes. Ash est confronté à plusieurs mondes et à plusieurs « lui » ouvrant de plus en plus ses perspectives.

Comment est né ce livre ? D’où vous en est venue l’idée ?
N.S.
- J’ai toujours cherché des manières originales d’aborder les questions sociales et sociétales. Comme j’aime aussi les histoires surréalistes qui retournent le cerveau, ce roman était une façon pour moi de lier les deux. Cela faisait longtemps que cette idée d’un héros qui visite d’autres réalités à travers le sport me trottait dans la tête, mais ce n’est que récemment que j’ai compris que cette intrigue pouvait être plus grande, plus importante : je pouvais parler de réalités « sociales » différentes. D’un héros qui change. Au cours de l’histoire, Ash devient par exemple Ashley – une fille piégée dans une relation toxique. La possibilité de voir le monde, non pas à travers les yeux d’un autre mais à travers un soi qui se transforme, ne pouvait être qu’un challenge excitant pour l’auteur que je suis !

Ash, le héros, est un personnage singulier qui va changer au fil de l’histoire et de ses sauts dans les différents mondes alternatifs. Aviez-vous établi son profil et la direction qu’il prendrait dès le départ ou a-t-il évolué au fur et à mesure de l’écriture ?
N.S. Je savais depuis le début où je voulais emmener Ash. Mais connaître la destination ne signifie en rien qu’on connaît le chemin ! J’ai ainsi dû laisser de côté certaines réalités alternatives car il était impossible de tout aborder. La difficulté du roman a consisté à assembler les différentes réalités, à les imbriquer de la meilleure façon possible et à suivre Ash dans son évolution. Ses découvertes étaient à chaque étape rafraîchissantes et excitantes, presque comme si je n’étais plus l’auteur mais son compagnon de voyage.

La construction du récit est saisissante et vertigineuse. Ces mondes parallèles nous entraînent toujours plus loin dans des versions sombres et troubles du monde de départ, proche du nôtre. N’avez-vous pas eu peur de vous y perdre en route ? Ce roman a-t-il été compliqué à structurer ?
N.S. C’était sans aucun doute le roman le plus difficile que j’ai eu à écrire. Pas seulement à cause du monde à construire (et à reconstruire à chaque fois), mais à cause de la sensibilité des sujets. C’était comme si je prenais tous les sujets qui mettaient la société en colère et les décortiquais pour mieux les comprendre. Ce fut un travail risqué mais nécessaire. Car pour moi, la seule manière dont je pouvais aborder ces sujets sensibles était de placer de force mon héros face à eux.

Dans le roman, Léo, le meilleur ami d’Ash, lui assène : « Le pays est rempli d’ignorants bien intentionnés (…) C’est un putain de virus, et t’es porteur sain ». Dans ce livre, vous interrogez le lecteur sur des thèmes importants : le racisme mais aussi l’homophobie ou l’emprise affective. Si l’ignorance est un virus, Le Déclencheur est-il pour vous un moyen de le combattre ?
N.S. Il n’y a pas qu’un seul remède contre ces problèmes, mais en tant qu’écrivain, j’estime qu’il est de mon devoir de mettre la lumière sur les coins sombres où l’ignorance est tapie, afin de la faire partir en flammes, au moins un petit peu. Dans le roman, l’histoire de Léo, le meilleur ami d’Ash, reflète parfaitement cette idée. Les « ignorants avec des bonnes intentions » pensent que laisser un like sur une publication Facebook qui parle des problèmes dans le monde est suffisant. Ce ne sont pas des gens stupides, ni même des personnes mal intentionnées ; ils ne mesurent juste pas qu’ils peuvent et doivent faire plus pour changer les choses. Dans mon livre, Ash apprend qu’être « une bonne personne », ce n’est pas suffisant. Il doit devenir proactif dans sa manière de vouloir changer le monde.

Pour finir, quel serait votre monde alternatif idéal ?
N.S. C’est une question compliquée. Il serait facile de dire que je rêve d’un monde en paix, sans souffrances et dans lequel tout le monde est respecté. Mais l’Histoire a montré que les Hommes ont toujours fait et continueront à faire des choses horribles pour atteindre ce but. Je pense que s’il y a une chose que j’ai retenue de mes livres, c’est que nous ne sommes pas suffisamment intelligents pour prédire les répercussions de nos choix en tant que société. Même quand on fait ce qui est juste, on se retrouve face à des conséquences qu’on n’avait pas prévues. Dans Le Déclencheur, Ash essaie de trouver ce genre de réalité alternative pacifique, sans haine ni souffrances, avant de prendre conscience que sa quête a failli créer un univers où la vie sur Terre n’a jamais vu le jour. Oups. Pour en revenir à la question, je ne pense pas être suffisamment sage pour y répondre. Parfois, la chose la plus sage que l’on puisse faire est de reconnaître que nous n’avons pas réponse à tout.

 

À propos du livre
Pour Ash, c’est arrivé comme ça, après un choc pendant un match. Au départ, ce n’était pas grand-chose, du bleu à la place du rouge sur les panneaux « Stop ». C’était perturbant bien sûr. Mais ça n’était que le début. Un nouveau match, un nouveau choc et la vie d’Ash n’est plus du tout la même. Sa maison, ses parents, son frère, un sombre trafic… Alors que les autres ne semblent se rendre compte de rien, Ash va devoir assimiler les changements et tenter de ne plus trop bouleverser l’ordre du monde. À travers le destin extraordinaire de son héros, Neal Shusterman nous invite à réfléchir sur les inégalités et les combats à mener dans notre société actuelle.