Polar

Hannelore Cayre

Brouiller les pistes

L'entretien par Maria Ferragu

Librairie Le Passeur de l'Isle (L'Isle-sur-la-Sorgue)

Dans ce sixième roman, grinçant et décalé, on retrouve avec un plaisir évident Hannelore Cayre. Faisant un pas de côté, elle fait une brillante incursion dans le registre du roman historique pour nous rappeler que de tout temps, les pauvres ont été brutalisés.

Avec ce livre, vous faites une incursion dans le registre du roman historique. Quelle a été la source de votre inspiration ?

Hannelore Cayre - J’avais lu un jour un passage de Sébastien Roch d’Octave Mirbeau – passage que j’ai d’ailleurs intégré dans mon roman – où l’auteur décrit un père négociant avec un maquignon l’achat d’un remplaçant pour son fils. Acheter un homme ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire, me suis-je demandé ? En me documentant, j’ai découvert cette institution que tout le monde a oubliée mais qui, pourtant, a touché de nombreuses familles françaises : la conscription par tirage au sort et son pendant, le remplacement militaire. Les riches achetaient des pauvres pour remplacer leurs fils lorsque ces derniers tiraient un mauvais numéro à la loterie de la conscription. Le problème, c’est qu’en 1870, l’année où l’un des héros de mon roman « tombe au sort », comme on disait à l’époque, la guerre contre la Prusse est imminente et le cours du pauvre s’envole ! Les pères de famille n’en trouvent plus à vendre et envoient des émissaires dans toute la France pour en dénicher un à n’importe quel prix ! Une période de l’histoire où le cours du pauvre s’envoleça sera bien la première fois ! Mon mauvais esprit ne pouvait pas passer à côté d’un truc pareil !

 

À travers cette institution du XIXe siècle, vous remettez en avant la lutte des classes et des inégalités qui est finalement toujours d'actualité.

H. C. - À cette époque, la société se vivait comme scindée en deux : les riches d’un côté, les pauvres de l’autre, chaque groupe envisageant l’autre en termes de race. Les pauvres étaient décrits par les écrivains (qui n’écrivaient que pour leur classe, les seuls à savoir lire) comme des ivrognes, des voleurs, des paresseux, des envieux et autres noms d’oiseaux, sans envisager une seconde les conditions économiques extrêmement dures et iniques qui pouvaient peser sur eux. Si on les décrivait ainsi, c’est tout simplement parce qu’il était considéré que toutes ces tares venaient de leur nature. Parce qu’ils avaient cela dans le sang. À mon sens, cette vision manichéenne de la société est en train de revenir : le pauvre n’est à nouveau envisagé par le nanti que pour sa capacité à lui nuire ou à la rigueur à le servir. C’est devenu plus pervers encore : l’individualisme forcené, prôné par l’esprit start-up, fait que chaque individu porte en lui la responsabilité de sa condition. S’il n’y arrive pas, c’est obligatoirement parce que c’est un raté, toujours soupçonné de ne pas en avoir fait assez pour réussir et donc d’être un fainéant. Comme mon héroïne, moi qui ai fait mes classes avec Balzac, Zola, Flaubert, Hugo, Dumas ou Maupassant, je ressens dans ma chair que ce début de XXIe siècle prend des tournures de XIXe. Il y a tout d’abord la disparition progressive des services publics, mais surtout le recul de la part des revenus du travail dans les ressources dont une personne dispose au cours de sa vie. En d’autres termes, celui qui ne possède que son travail, sans aucune espérance d’héritage, peut toujours se brosser pour faire fortune alors qu’une part chaque année plus importante de ce qu’il gagne est engloutie par ses dépenses courantes comme l’éducation, la santé, le loyer, l’essence, l’électricité, la nourriture, en augmentation constante dans notre monde à bout de souffle.

 

Vous semblez avoir un faible pour les personnages atypiques et les antihéros. Pourquoi ?

H. C. - Peut-être parce que je suis atypique et que les antihéros en disent plus sur la nature humaine que les simples héros. Parce qu’il n’y a rien de plus chiant que la normalité. Parce que personne n’a envie de lire l’histoire d’un homme ou d’une femme qui remplit une feuille de sécurité sociale ou qui trie ses déchets. Parce que je m’ennuierais à me lire et finirais par arrêter d’écrire !

 

À la lecture de votre livre, on en vient même à se demander s’il n’y a pas une forme de karma qui rattrape ceux qui ont commis de mauvaises choses. Ou peut-être est-ce justement la force de la littérature de pouvoir rééquilibrer les inégalités ?

H. C. - Chaque branche pourrie de l’arbre généalogique de Rigny correspond à une plaie de l’époque. Les lecteurs ne pourront que se réjouir de l’élagage du végétal.

 

Comment s’est construit votre roman et la nécessité de suivre deux intrigues différentes en parallèle ?

H. C. - Il fallait impeccablement caler les deux temporalités afin que le lecteur passe de l’une à l’autre de manière fluide et considère qu’il s’agit de la même histoire. Je mentirais si je disais que cela s’est fait du premier coup !

 

Dans ce roman alternant deux époques, Hannelore Cayre suit le parcours de Blanche de Rigny, mouton noir à la démarche claudicante des suites d'un grave accident de voiture. Elle tente de comprendre les zones d'ombre de sa généalogie et peut-être d’en réparer les injustices. En parallèle, l'auteure nous emmène en 1870, au moment de la conscription où nous découvrons avec stupeur qu’il fut un temps où les riches achetaient des pauvres pour éviter de partir à la guerre ! En s’emparant de ce sujet, Hannelore Cayre en profite pour dresser le portrait d’une société qui finalement, en 150 ans, n’a pas beaucoup changé d’attitude vis-à-vis du déterminisme social et continue d’humilier et d’opprimer les plus faibles. Sauf que cette fois-ci, une jeune femme, un brin fêlée, un brin handicapée, décide de venir réclamer son dû et de ne pas se laisser faire. On se réjouit du ton toujours incisif et engagé d’Hannelore Cayre qui signe un grand roman de la justice sociale.