Littérature étrangère

Edith Bruck

Le Pain perdu

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Elle, c’est Edith Bruck, écrivaine, poétesse et cinéaste italienne d’origine hongroise. Amie de Primo Levi, c’est aussi l’un des derniers grands témoins de la Shoah, l’une des dernières voix pour transmettre l’indicible. Le Pain perdu est considéré comme un chef-d’œuvre en Italie.

Alors que sa mémoire l’éloigne irrémédiablement de cette expérience crépusculaire, Edith Bruck revient sur cette traversée de la nuit qui se pare d’une coloration d’incrédulité à l’aube de ses 90 ans : « Et aujourd’hui, mon long chemin me semble à moi-même invraisemblable, un conte dans la “”forêt obscure du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire ». C’est en italien, langue refuge « qui blesse moins que la [s]ienne », qu’elle conte son enfance de « petite fille aux pieds nus » dans le village hongrois de Tiszabercel jusqu'à la scène traumatique qui doit son titre au livre. Sa mère prépare le pain pour la Pâque juive lorsque deux gendarmes raflent une partie de la famille en avril 1944. La benjamine de la fratrie s’en rappelle parfaitement : « Papa et maman ont vieilli d’un coup, à 48 ans. Et nous, leurs enfants, nous étions du même coup devenus les parents de nos parents ». Edith Bruck se remémore alors sa déportation à Auschwitz à l’âge de 13 ans, le transfert dans d’autres camps avant d’être libérée avec sa sœur par les Alliés en avril 1945 et leur survie miraculeuse : « Oh, comprendre les règles, les disciplines rigides, les rôles, ce n’était pas facile, pas plus que de connaître les trucs permettant éventuellement de survivre, ni d’être les gardiennes de notre vie sans nuire aux autres, dans le combat de chaque jour pour arriver au lendemain ». À ce récit dépouillé et tranchant succède la vie d’après dans un monde désireux d’oublier. Égarée dans « le monde des vivants », elle relate son retour impossible dans son village natal, son séjour en Tchécoslovaquie et son âpre existence en Israël, terre promise des contes de sa mère. L’écriture et la poésie d’Attila Jozsef chevillées au cœur, Edith embrasse une carrière artistique à travers l’Europe et l’Orient et s’établit en Italie à 23 ans. Vigie lucide de la résurgence de nouveaux nationalismes, racismes et antisémitismes, elle n’aura de cesse de témoigner de son expérience sans recourir à la haine. Témoignage inestimable qui commence comme un conte yiddish et plonge dans l’obscurité, récit lumineux d’une vie en mouvement, Le Pain perdu s’achève par une bouleversante lettre adressée à Dieu : « Nous n'avons, nous, ni Purgatoire ni Paradis, mais l'Enfer, je l’ai connu, où le doigt de Mengele indiquait la gauche qui était le feu et la droite qui était l'agonie du travail forcé, les expérimentations et la mort de faim et de froid. […] Pourquoi n'as-tu pas brisé ce doigt ? »

Les autres chroniques du libraire